9
Wandéline

Une très vieille femme nous attendait, Madox et moi, un bâton de bois noueux à la main. Elle portait une tunique, cintrée à la taille par une corde tressée, et se déplaçait pieds nus. De longs cheveux argentés lui descendaient dans le dos et sa peau parcheminée semblait translucide. Elle n’était pas bien grande. Son nez légèrement crochu me rappela les sorcières des livres de contes de mon enfance. Ses oreilles se terminaient discrètement en pointe et je me demandai un instant si elle ne faisait pas partie de ces hybrides dont j’avais entendu parler. Il m’était impossible de dire quel âge elle pouvait bien avoir, mais j’étais certaine que la centaine était déjà derrière elle. Je devais toutefois avouer que ce furent ses yeux qui me figèrent d’abord sur place ; deux iris dissemblables rencontrèrent les miens pour la seconde fois depuis mon arrivée sur ces terres hostiles. Je réprimai mon envie de fuir, au souvenir de Mélijna, et je m’arrêtai à quelques pas de Wandéline. Quant à Madox, il avait choisi d’attendre en retrait, derrière moi. J’avais baissé les yeux au sol, regrettant d’avoir dévisagé cette femme avec autant de fascination durant un moment. Je patientai, sentant son regard posé sur moi. Elle parla enfin.

— Suivez-moi !

Intimidée, je lui emboîtai le pas, de même que Madox. Nous cheminâmes un long moment à travers bois, en silence, avant d’arriver en vue d’une petite chaumière de bois rond. Un mince filet de fumée s’échappait de la cheminée malgré le temps chaud. Wandéline poussa la porte et nous la suivîmes. Il faisait sombre à l’intérieur et la chaleur qui y régnait était presque suffocante. Nous restâmes sur le seuil pendant que notre hôtesse remettait quelques bûches dans l’âtre. Je remarquai alors un tout petit chaudron, suspendu plus haut dans la cheminée ; on ne voyait que le fond dépasser du manteau. Je m’abstins cependant de l’interroger sur le genre de mixture pouvant revêtir une si grande importance qu’on accepte de vivre dans un sauna le temps de sa préparation.

— Approche, ma belle, que je sache à quoi m’en tenir.

Je me rendis jusqu’à la table, de laquelle elle s’était approchée. Avant qu’elle ne reporte son attention sur moi, elle s’adressa à Madox :

— Tu peux entrer, jeune homme. Je ne suis pas bien méchante même si ce qu’on raconte à mon sujet est souvent en deçà de la réalité.

Il y avait quelque chose de sinistre dans sa voix, qui me donna froid dans le dos. Je ne doutai pas un instant que sa réputation soit pleinement justifiée. Madox fit quelques pas avant de s’appuyer contre le mur, la main sur la garde de son épée, arrachant ainsi un sourire édenté à Wandéline.

— Autant te prévenir tout de suite : cette arme ne te sera d’aucune utilité contre moi, quand bien même tu serais le meilleur chevalier de ces contrées. Il y a des façons beaucoup plus efficaces de se débarrasser d’un adversaire.

Elle lui sourit étrangement, avant d’ajouter, énigmatique :

— De toute façon, je doute qu’un Déûs ait réellement à craindre de moi…

Madox me jeta un regard en coin avant de répondre :

— Je préfère tout de même rester à l’écart. On n’est jamais trop prudent avec les Filles d’Alana…

Son sourire était aussi mystérieux que celui de Wandéline. Tous deux semblaient sur leurs gardes, malgré l’apparence anodine de leur conversation. Une chose était certaine : j’étais délibérément exclue de cet échange. Je ne pus m’empêcher de penser que, s’ils ne s’étaient probablement jamais rencontrés, chacun avait tout de même déjà entendu parler des particularités de l’autre. Si j’avais une vague idée des capacités de Wandéline, je me demandai une fois de plus qui était réellement le jeune homme qui m’accompagnait. Pour qu’il ait vraisemblablement peu à craindre de cette sorcière, il n’était certes pas un simple chevalier servant, mais plutôt un garde du corps aux facultés sortant de l’ordinaire. Alexis avait-il réussi à déléguer sa pénible tâche à quelqu’un d’autre ? Je souhaitai vivement qu’on quitte cet endroit sinistre et surchauffé pour que je puisse éclaircir la situation.

Madox marqua une hésitation avant de retirer sa main de la garde de son épée, croisant finalement les bras sur sa poitrine. La sorcière se préoccupa ensuite de moi. Elle posa une main sur mon ventre, à l’image de Mélijna, et la retira aussitôt, comme si elle s’était brûlée.

— Que Maxandre nous vienne en aide !

Elle leva vers moi des yeux où brillait une étrange lueur, puis elle fit non de la tête.

— Vous voulez dire que vous ne pouvez rien faire pour moi ? soufflai-je, atterrée.

Un sentiment de fatalité m’envahit.

— J’ai bien peur que le problème dépasse mes pouvoirs.

Je m’apprêtais à renchérir, mais elle m’arrêta, reprenant d’une voix adoucie :

— Aussi puissante que puisse être ma magie, il y a des sortilèges que je ne peux inverser. Même mes vastes connaissances en magie noire ne sont pas suffisantes dans un cas comme celui-ci. Et les dieux me sont témoins que ce n’est pas peu dire. Je ne connais qu’une magicienne qui aurait pu te venir en aide : Maxandre. Mais personne ne l’a revue depuis plus de trente ans. Je me suis rendue chez elle, autrefois, craignant qu’elle soit en difficulté. Son refuge était scellé et je fus incapable de l’ouvrir, ce qui me porte à croire qu’elle savait qu’elle ne reviendrait pas. Je suis désolée…

Sa sincérité ajouta à mon anxiété. Je m’assis sur un banc, au bout de la table, la tête dans les mains. J’entendis Madox demander :

— Comment savez-vous que vous ne pouvez rien pour elle avant même d’avoir essayé ?

Il y avait du défi dans sa voix et comme un sous-entendu que je ne compris pas. Voyant que Wandéline tournait vers lui un visage plutôt menaçant, il ajouta, nullement intimidé :

— Après tout, vous ne saviez même pas que c’était une Fille de Lune jusqu’à ce qu’elle vous le dise. Vous êtes pourtant censées vous reconnaître entre vous, non ? Après cette piètre démonstration de votre vaste savoir, ironisa-t-il, je suis en droit de m’interroger sur vos capacités dans d’autres domaines…

Je priai pour que la protection de Madox face aux pouvoirs de cette sorcière soit aussi puissante qu’il le croyait. Je soupçonnais Wandéline d’être sur le point d’exploser devant l’arrogance de mon compagnon. « Madox et Alexis s’entendraient à merveille, pensai-je. Ils semblent avoir la même propension à hérisser les gens avec lesquels ils ne sont pas d’accord. »

La sorcière fit manifestement de considérables efforts pour conserver la maîtrise d’elle-même avant de lui rétorquer :

— Quoi que vous puissiez croire, sachez que j’avais d’excellentes raisons d’agir de la sorte. Je n’avais encore jamais croisé une Fille de Lune aussi ignorante de ses pouvoirs et de son importance que celle qui se tient ici aujourd’hui. À leur arrivée dans ce lieu, je ne sonde profondément que les personnes que je soupçonne de nourrir des desseins malveillants. J’ai constaté que cette jeune femme dégageait une aura particulière, mais j’ai cru que j’interprétais mal ce que je ressentais. Ça arrive parfois… À ma décharge, jamais je n’aurais imaginé qu’une femme de cette trempe puisse en connaître aussi peu sur elle-même et sur ses capacités. J’ai voulu l’éprouver, mais lorsque je l’ai sentie aussi désemparée devant la télépathie, que ses semblables utilisent pourtant depuis leur début, j’ai été convaincue que je me trompais en la croyant issue de nos rangs. Je ne suis pas infaillible, bien que certains le croient et me mettent dangereusement à l’épreuve…

Sa voix s’était durcie. Je perçus également un raidissement dans l’attitude de Madox. Tous deux échangèrent un regard, mais rien ne fut ajouté avant une minute qui me sembla durer une éternité. Je me souvins que Gaudéline m’avait recommandé de ne pas mentionner Alexis devant Wandéline et je me demandai si ce n’était pas ce qui avait failli se produire à l’instant. Mon camarade rompit enfin le pesant silence.

— Bon, je veux bien admettre que vous ne puissiez pas l’aider, mais comment pouvez-vous être certaine que personne d’autre n’en est capable ?

— Parce que je le sais ! Cette simple affirmation de ma part devrait t’être amplement suffisante.

Madox eut une moue sceptique qui signifiait clairement que la simple parole de cette femme n’avait pour lui rien d’exceptionnel. Décidément, il aimait jouer avec le feu et celui que je voyais poindre dans le regard de Wandéline ne me disait rien de bon. Elle soupira avec exaspération.

— Je suis plus apte que toi à juger de la gravité de la situation et de ses issues possibles, jeune homme. Ton statut de Déûs explique peut-être ta méfiance de même que ta suffisance à mon égard, mais il ne justifie nullement tes doutes envers ce que je suis capable ou non d’accomplir. Remettre en question mon savoir et mes pouvoirs devant elle…

Elle me désigna d’un geste de la main.

— … ne fera qu’ajouter à son inquiétude et ne l’aidera pas à affronter ce qui l’attend. J’ai une expérience de la vie beaucoup plus longue que la tienne, je sais de quoi je parle. J’avais déjà vécu plusieurs vies bien avant que tu ne voies le jour.

Elle fit une courte pause, le dévisageant avec intensité.

— Peut-être as-tu oublié, jeune arrogant, que les sorcières qui s’allient aux grandes puissances de la Terre des Anciens, bonnes ou mauvaises, et qui les servent sans jamais faillir ont droit à une vie proportionnelle à leur fidélité ? Nous nous réincarnons aussi longtemps que se perpétue le règne de notre protecteur et de ses descendants. Que ce dernier soit reconnu ou non ne change rien…

Madox fronça les sourcils. Toutefois, ce fut moi qui intervins.

— Je croyais que vous aviez changé de camp…

Elle pivota vers moi, le visage soudain grave.

— Je vois que tu es bien renseignée. Il est vrai que j’ai modifié mes allégeances plusieurs fois, au cours des ans, mais ma servitude fondamentale demeure inchangée depuis toujours. Sachez seulement que je n’ai jamais rien perdu de mes privilèges au fil du temps. Au contraire…

Le ton sur lequel elle termina sa phrase ressemblait drôlement à un avertissement. Je compris qu’il valait mieux ne pas poser de questions supplémentaires. Elle revint à notre préoccupation première.

— Je n’ai nul besoin d’essayer quoi que ce soit pour savoir que toute tentative sera vouée à l’échec. Les enfants que porte la jeune…

Elle s’interrompit, se rendant manifestement compte qu’elle ignorait toujours mon prénom. J’y remédiai, impatiente qu’elle me dise pourquoi elle ne pouvait me tirer d’affaire.

— … Naïla ne sont pas des enfants comme les autres. Ce sont des Filles de Lune, comme leur mère. Elles sont protégées par une très ancienne magie, difficile à maîtriser et quasi irréversible…

Elle s’interrompit à nouveau, me regardant étrangement.

— Est-ce que c’est l’évocation de la magie qui te rend si pâle, Naïla ?

Avant que je n’aie pu la détromper, elle enchaîna :

— Je n’en serais pas surprise. En sondant ta mémoire et ton âme alors que tu me suivais jusqu’ici, j’ai compris que tu n’appartenais à notre monde que par ton ascendance et que tu n’avais appris notre existence que très récemment. Dans le monde de Brume, la pratique de la magie et de la sorcellerie s’est perdue depuis fort longtemps déjà. L’ignorance et la stupidité des hommes qui se croyaient l’élite de cette société ont contribué à la disparition des membres de notre communauté qui vivaient parmi eux pour les faire bénéficier de leur savoir. De tout temps, le peuple des humains est celui qui a causé le plus de torts à la Terre des Anciens, plus que les habitants des cinq autres mondes réunis. Je me demande encore pourquoi nous avons fait tant d’efforts pour les sauver, il y a des millénaires, alors qu’ils s’ingénient, encore aujourd’hui, à s’autodétruire…

Je me tins coite ; il y avait trop de vérités dans ce qu’elle venait d’énoncer.

— Je comprends, cependant, que ta mère ait voulu t’y cacher puisque…

Wandéline s’arrêta soudainement, observant Madox avec curiosité. Elle murmura ensuite :

— Mais bien sûr. Comment ai-je pu être aussi aveugle ? C’est pourtant évident…

— Vous ne vous y attendiez simplement pas, à l’image de tout le reste, d’ailleurs…

Cette fois, il n’y avait pas de trace d’arrogance dans la voix de Madox, et son éternel sourire était revenu.

— Je ne crois pas que cette information doive être connue pour le moment…, ajouta-t-il.

Un courant passa alors entre eux et ils parurent se comprendre parfaitement. De mon côté, j’étais trop absorbée par le fait que Madox n’avait pas démontré la moindre surprise à l’évocation de certaines particularités de mon passé pour accorder beaucoup d’attention à leur échange. Je dus me rendre à l’évidence que le jeune homme ne devait rien ignorer de mon histoire et qu’il ne servait à rien d’essayer de lui cacher quoi que ce soit désormais. Je me forçai à reporter mon attention sur Wandéline et la détrompai enfin quant à son interprétation de ma soudaine pâleur.

— Ce n’est pas l’évocation de la magie qui m’a fait blêmir, bien qu’il soit vrai que ces pratiques ne me sont pas familières. Mon malaise vient plutôt du fait que Gaudéline m’avait affirmé que je portais l’enfant de la prophétie et j’ai présumé, je ne sais trop pourquoi, que ce serait un garçon. Pas une fille… Encore moins deux…

Je n’avais pas envie de relater la courte vie de ma fille, ni les circonstances entourant son décès, devant des gens que je connaissais à peine. C’est la peur que le souvenir d’Alicia m’empêche de mettre un terme à cette grossesse inopportune qui m’avait fait pâlir. Cela eut été plus facile si la naissance à venir avait été celle d’un garçon… Allez savoir pourquoi ! Je m’efforçai d’écouter Wandéline, tout en me demandant si elle avait eu accès à cette partie de ma vie lorsqu’elle m’avait sondée.

— Je peux t’affirmer, sans aucun doute possible, que tu portes deux filles, des jumelles en tous points identiques. Je te rappelle que rien dans la prophétie ne précise que l’Être d’Exception est un garçon plutôt qu’une fille, même s’il est vrai qu’au cours des derniers siècles, il y a eu beaucoup plus d’élus masculins que féminins. J’ajouterai que, même si Alejandre est convaincu d’être un descendant direct de Mévérick, je ne suis pas certaine que l’une des jumelles sera l’enfant que notre monde doit craindre. Je n’ai qu’une vague idée de la forme d’énergie qu’il devrait dégager. De plus, le fait qu’elles soient deux m’empêche de les distinguer chacune dans son essence propre. Même la magie a parfois des limites…, conclut-elle tout bas, se parlant à elle-même.

— Je comprends, m’entendis-je murmurer d’une voix incertaine.

En fait, tout ce que je comprenais, c’est que je n’étais guère plus avancée. Je savais maintenant que j’attendais des jumelles, mais le contexte demeurait pratiquement inchangé : à part le fantôme de ma fille Alicia, rien ne pourrait me donner envie de poursuivre cette grossesse. Quelques souvenirs des visites de Mélijna me revinrent alors en mémoire ; elle aussi avait probablement appris que je portais deux nouvelles Filles de Lune. La question était de savoir pourquoi elle ne l’avait pas dit tout de suite à Alejandre. L’avait-elle fait par la suite ? Curieusement, je n’étais pas convaincue que ce fût le cas et je ne pouvais m’empêcher de lui en être étrangement reconnaissante.

— Si vous n’êtes pas certaine qu’il s’agisse de l’enfant de la prophétie, pourquoi ne pouvez-vous pas interrompre cette grossesse ?

— La nature même de ces enfants me l’interdit. Les Filles de Lune sont protégées par une très ancienne forme de magie que plus personne ne pratique ni ne connaît de nos jours. Nul ne peut mettre un terme à ces vies parce que l’avenir de la Terre des Anciens dépend, encore aujourd’hui, de la protection que les rares Filles de Lune lui accordent. Chaque fois qu’une lignée s’éteint, par la faute de ceux qui vous traquent, notre monde devient plus vulnérable aux invasions puisque vous êtes les seules gardiennes autorisées des passages. Plus vos rangs s’amenuisent, ici ou dans les autres mondes, moins les voies sont surveillées. J’ai bien peur qu’un jour, quelqu’un, quelque part, trouve le moyen de voyager sans votre collaboration forcée et sans dommages. Nous pouvons nous estimer heureux que la pratique de la magie ait perdu de sa vigueur avec les années, et non le contraire. Si elle avait continué de croître, les fortes têtes auraient déjà mainmise sur les portes du temps et de l’espace.

Elle reprit son souffle avant de poursuivre.

— Pour l’heure, nul ne peut encore prendre votre place puisque vous êtes ce que vous êtes de par votre naissance. Sache qu’aucune Fille de Lune ne naissait infertile et que toutes devaient obligatoirement enfanter au moins une fille avant de se voir remettre la garde d’un passage. Il était du devoir de l’aînée de chaque lignée de veiller à ce que celles qui la suivaient remplissent cette partie de leur mission avant d’avoir atteint l’âge de trente ans, qu’elles soient consentantes ou non. Ceux qui veillaient à la survie de notre monde ne s’embarrassaient généralement pas de ce genre de considération. Je…

Ayant l’impression qu’on s’éloignait du problème, je mis fin à son récit.

— Et qu’arriverait-il si vous essayiez malgré tout ?

— Avant que le Conseil des Sages ne disparaisse, toute personne qui attentait à la vie d’une future héritière de la Lune mourait foudroyée, avant même d’avoir pu faire quoi que ce soit ; la seule intention suffisait. J’en fus malheureusement plus d’une fois témoin dans une vie passée. Aujourd’hui… Je ne sais pas…

Elle avait haussé les épaules, le regard perdu dans un lointain passé.

— Nul ne sait ce qu’il est réellement advenu des Sages, ces hommes qui veillaient sur les six mondes particuliers de même que sur notre terre. Personne ne sait s’il n’en reste pas quelques-uns dans les mondes parallèles ou dans les Terres Intérieures, prisonniers du temps et de l’espace, incapables de faire savoir qu’ils ont survécu. Eux seuls peuvent repérer les autres membres de la confrérie. Il est vrai qu’aucune manifestation claire de leurs pouvoirs n’a trahi leur présence depuis plusieurs siècles, depuis la présumée défaite de Mévérick, en fait. Il y a bien quelques événements isolés, mais il est toujours difficile de savoir si ce qu’on entend est le reflet fidèle de ce qui s’est passé ou le produit d’une imagination particulièrement fertile, inspirée des légendes de cette terre.

Elle émergea soudain de ses souvenirs pour s’adresser directement à moi.

— Je ne désire pas me porter volontaire pour tenter de déterminer si le sortilège te protège toujours. Ma présence ici-bas est encore nécessaire ; je ne peux mettre ma vie en péril, même s’il est vrai que la cause en vaudrait la peine. J’ai bien peur que tu ne doives t’accommoder de la situation.

Avant que je ne puisse lui dire ce que je pensais des sortilèges jetés il y a plusieurs centaines d’années, Madox hasarda :

— Vous semblez oublier Uleric. Ne peut-il pas lui venir en aide ?

— Je ne veux plus jamais entendre parler de cet imposteur sous mon toit ! explosa-t-elle, le teint virant à l’écarlate. Personne ne sait d’où vient Uleric ni comment il peut prétendre au titre de Sage alors qu’aucun n’a été formé depuis plus de quatre siècles. Le Conseil est depuis longtemps devenu légende et peu de gens connaissent l’existence de cet homme qui se croit élu. J’ignore ce qu’il espère du haut de sa montagne, mais ce n’est certainement pas moi qui l’aiderai à l’obtenir. Tant que je ne saurai pas ce qu’il est advenu des Anciens, je refuse de servir celui qui se prétend être leur dernier descendant. Quand je pense qu’il a poussé l’audace jusqu’à croire que je me rallierais à lui, cette espèce de… de…

Elle se rendit soudain compte qu’elle se donnait en spectacle et se calma aussi vite qu’elle s’était enflammée. Madox n’osait pas la regarder, fixant un point sur le mur opposé de la petite cabane, probablement gêné d’avoir déclenché cette imprévisible crise de fureur. Quant à moi, je contemplais obstinément mes bottes.

— Ah, et puis n’en parlons plus ! C’est une histoire trop longue à raconter. Je ne te donnerai qu’un seul conseil, Naïla : tiens-toi loin de lui si tu veux conserver ta liberté.

« Facile à dire », me dis-je in petto. Alexis avait déjà voulu me conduire à lui, sous prétexte que je serais en sécurité en sa compagnie. Et voilà que quelqu’un me disait de m’en méfier. Je me rappelai soudain que ma mère m’avait, elle aussi, recommandé de ne pas lui faire confiance dans sa lettre adressée à Tatie.

Je me préparais à prendre congé de Wandéline lorsqu’une sorte de sifflement se fit entendre. J’en cherchais la provenance quand la vieille se précipita pour enlever le petit chaudron d’au-dessus du feu. Elle le déposa avec délicatesse sur le sol, le fixant avec attention. Je ne pus réprimer ma curiosité et m’approchai lentement. De fines volutes de fumée d’un bleu azur s’élevaient de la mixture qui bouillonnait ; de petites bulles crevaient à sa surface à intervalles réguliers, malgré le fait qu’aucune source de chaleur ne l’alimentait plus. Une odeur légèrement sucrée, à peine perceptible, nous enveloppait doucement.

— Est-ce que tu as la moindre idée de ce que c’est ? demanda Wandéline.

Bien sûr, je ne connaissais rien aux potions et j’aurais été bien en peine d’identifier ce que je regardais avec autant de fascination. Je fis simplement non de la tête, en lui jetant un regard interrogateur. Contre toute attente, elle sourit en versant le liquide brûlant dans un petit flacon de verre, qu’elle scella avant de répéter l’opération quatre fois. Elle enveloppa ensuite deux des contenants dans d’épaisses bandes d’étoffe qu’elle me tendit avec délicatesse. Je les saisis machinalement, espérant qu’elle m’expliquerait enfin quoi en faire. Elle se contenta de poser la paume de sa main droite sur mon front, en marmonnant des incantations étranges auxquelles je ne compris absolument rien. Elle parlait beaucoup trop vite ! Elle s’arrêta aussi brusquement qu’elle avait commencé et retira sa main : mon front était brûlant. Elle me fixa droit dans les yeux.

— Tu peux poursuivre ton voyage maintenant. Prends bien garde de ne pas briser les flacons. Sois sans crainte, je te ferai savoir comment les utiliser le moment venu. Si…

À cet instant, un grand oiseau gris-bleu à tête de loup s’engouffra par la porte restée ouverte et se posa sur un perchoir, près de la cheminée. L’animal ailé se mit à croasser avec vigueur, ses cris se répercutant étrangement dans l’espace restreint. J’entendis cependant Madox murmurer :

— Par Darius, un ravel ! Je croyais qu’il n’en existait plus…

Wandéline, pour sa part, semblait écouter l’oiseau avec attention, comme si elle comprenait ce qu’il racontait. Je ne tardai pas à constater que c’était effectivement le cas : elle lui répondait ! Les sons qui franchissaient ses lèvres sonnaient plus aigu, mais c’étaient indubitablement le même langage. Je la regardai, incrédule, mais elle passait déjà la porte, nous obligeant à la suivre dehors. Je lui emboîtai donc le pas, Madox sur mes talons. Fasciné, il ne quittait pas des yeux le spécimen volant qui sortit également. J’avais hâte de lui demander pourquoi.

Je remarquai que le crépuscule ne tarderait pas. Je doutais que Wandéline ait l’intention de nous offrir le gîte pour la nuit. Elle tendit les bras devant elle et prononça deux mots dans une langue inconnue qui, contrairement aux dernières semaines, ne se traduisit pas instantanément dans ma tête ; la sorcière y était sûrement pour quelque chose.

Immédiatement, un sentier balisé par de petites sphères dorées se dessina juste devant nous. C’était le chemin que nous avions suivi pour venir en ces lieux. Je souhaitais ardemment lui proposer d’accepter de me transmettre une part de son savoir lorsque je serais parvenue à interrompre ma grossesse, mais Wandéline avait une toute autre idée en tête.

— Ils savent que tu es venue jusqu’à moi et se rapprochent dangereusement. Nous n’avons guère de temps pour les questions. Sache, par contre, que tu n’auras nul besoin de moi, comme tu le penses en ce moment, si tu parviens à retrouver le talisman de Maxandre. Je suis convaincue qu’il existe…

Elle ajouta, plus bas :

— Le contraire serait tout simplement trop effrayant…

Sans me fournir plus d’information, elle s’adressa à Madox d’une façon très familière.

— Veille bien sur elle, petit-fils de Mathéo. Ta présence à ses côtés est sa plus grande force tant qu’elle ne maîtrisera pas ses immenses pouvoirs. Aide-la dans sa quête du talisman et protège sa destinée, même si je doute du choix d’Alana pour unir sa vie. Je sais que ta loyauté sera sans faille et éternelle, mais prends bien garde que ton secret ne soit mis au jour par les mauvaises personnes.

Les sourcils froncés, Madox dardait sur elle un regard chargé de méfiance. Il avait perdu son éternel sourire.

— Comment avez-vous su… pour Alana ? Personne ne devait…, commença-t-il.

Elle affirma alors d’une voix grave.

— L’ampleur de mon savoir te rendrait probablement fou, jeune homme. Maintenant, partez… Vous devez absolument gagner la Passe des Gnomes avant la nuit. Je sais que tu connais le chemin, Madox… Fénon vous attendra et vous soustraira aux recherches, je me charge de le prévenir.

Puis elle me confia :

— Il ne te manque que la confiance en toi et l’acceptation pleine et entière de ce que tu es pour que ta destinée unique s’accomplisse, redonnant à cette terre sa splendeur d’antan.

J’esquissai une moue dubitative. Je doutais fortement que ce fût aussi simple. Elle me sourit pourtant avec chaleur avant d’ajouter, d’une voix étrangement douce :

— Une dernière chose… Prends bien garde à l’amour, jeune Naïla. Il peut être aussi destructeur que bienfaisant. Et je sais de quoi je parle ! Veille à ce qu’il ne t’obsède pas au point de te nuire…

Un bruissement d’ailes se fit alors entendre et le ravel revint se poser sur une branche de sapin, à quelques mètres de nous, croassant avec vigueur. Le visage de Wandéline vira soudain au rouge, la colère déformant ses traits.

— Si c’est comme ça…

Elle disparut soudain dans un éclair orangé, nous laissant stupéfaits.

— Nous ferions mieux de suivre ses directives, fit Madox, avant de s’enfoncer dans les bois, empruntant la voie tracée par les sphères qui luisaient toujours paisiblement, comme les lumières de nuit des jardins de ville.

Le fait que Wandéline se soit volatilisée sous nos yeux ne semblait pas le surprendre outre mesure.

Nous marchâmes en silence, regardant où nous posions les pieds. Les sources lumineuses s’éteignaient au fur et à mesure que nous avancions, nous interdisant ainsi de retourner à la chaumière. Nous débouchâmes finalement à la lisière de la forêt, juste à temps pour voir l’impressionnant ravel passer au-dessus de nous, filant vers le nord-est. Le nez en l’air pour suivre le vol de l’oiseau malgré la pénombre grandissante, Madox me dit :

— Notre arrivée imminente ne tardera pas à être annoncée. Nous devons nous dépêcher.

Il semblait bien que je n’aurais pas plus de détails sur notre destination. Nous montâmes sur nos chevaux et entreprîmes notre course dans la même direction que l’oiseau, qui avait disparu dans la nuit naissante. J’avais l’impression que Madox avançait par intuition. Jetant de fréquents regards en arrière de peur d’être poursuivie, je me demandais combien de temps nous étions supposés continuer ainsi.

J’avais perdu la notion du temps et des environs quand mon compagnon immobilisa brusquement sa monture. Je m’arrêtai à sa hauteur. Il me fit signe de ne pas parler. Il resta sans bouger quelques minutes, à l’affût de bruits suspects indiquant que des cavaliers étaient à nos trousses. Il ne dut rien distinguer puisqu’il poussa clairement un soupir de soulagement.

— Fort heureusement, nous avons encore quelques heures devant nous. Nous allons devoir gravir un sentier abrupt et difficile d’accès, même en plein jour. Il semble que nous n’ayons pas d’autre option. La bonne nouvelle, c’est que nous ne devrions pas avoir à parcourir plus du tiers de la distance avant de rencontrer Fénon.

Il ajouta, davantage pour lui-même :

— Si cette sorcière a dit vrai, bien entendu.

— Qui est Fénon ? rétorquai-je.

Sous la lumière de la lune, je vis qu’il me regardait avec surprise. Mon ignorance risquait sans cesse de me causer plus d’ennuis.

— C’est le représentant des gnomes auprès des émissaires que les dirigeants de notre terre envoyaient autrefois pour négocier ou simplement porter des messages. Inutile que je t’en dise davantage avant que nous nous trouvions là-bas.

 

La montagne aux sacrifices
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